I can feel the cracks in my spirit

history

And all of my friends say it wasn't meant to be
And it's a great big world, she's just another girl

I. Un enfant étendu dans un lit blanc, heureux d'avoir épuisé ses forces dans l'arène jusqu'à recevoir les compliments de son instructeur, se perd dans la clarté des étoiles qui inonde sa cellule de pierre, et dans le doux cocon de ses ailes repliées autour de son corps gracile. C'est un innocent qui rêve de guerre sainte. Enfin, tant que le sommeil ne l'a pas réellement emporté. Car alors, ce même rêve qu'il fait sans cesse revient le visiter.

Les choses sont claires, ici. Claires comme les étoiles. Seul ce rêve jette une ombre sur sa jeune conscience aux arêtes de diamant. Comme d'un secret coupable, il n'ose en parler à personne. Cela ressemblerait presque à une possession. Et pourtant, au fond de son coeur, il ressent ce que cette attraction a de pur, et il se réjouit chaque soir d'y retourner, en quête de réponses, d'indices supplémentaires. Un jour, il comprendra, et ce jour-là sa destinée sacrée lui sera révélée. Telle une épée étoilée qu'il tirera d'un rocher pour affronter les légions de la nuit.

Aujourd'hui, on lui a offert le pendentif d'argent béni qui lui permettra de se déplacer à travers les mondes. Bientôt, il recevra ses premières armes. Avant un an, il partira en mission parmi les humains. Sa voie est toute tracée. Ses paupières sont closes, sur une dernière prière. La patience lui a été enseignée ; elle n'est pas une lame, mais un bouclier. Il s'endort. Le rêve commence.

L'enfant fait face à un haut miroir où sa silhouette se reflète, mais il n'arrive pas à distinguer son visage. Pourtant, il est sûr que c'est lui. Une partie de lui à travers laquelle il ne pense pas, d'où n'émanent pas ses sentiments, mais une partie de lui pourtant, un corps qui est sien, d'une autre manière. Quel sentiment étrange... Il ne s'interroge jamais devant les miroirs, habituellement ; ce n'est pas approuvé par ses instructeurs. Il s'approche, mais la vapeur de son souffle voile le visage où seuls les yeux étincellent. Il tend les doigts et frôle la surface. Elle est froide, ses mouvements sont ralentis...

L'univers bascule. Il se retrouve étendu sur le dos, oppressé par le poids de l'eau noire, les mains plaquées contre la surface dure de la glace qui le coupe du ciel et des étoiles. Le lac autour de lui est immense, mais il n'a qu'une envie, s'en échapper. Et en face de lui... le visage le regarde toujours. Il est de l'autre côté de la glace. Inaccessible. Non, ce n'est pas un démon qui lui fait signe, n'est-ce pas ? Ils se ressemblent tellement...


II. Un jeune homme, encore lumineux de l'éclat de l'adolescence, repose dans un lit de peaux de bêtes, les yeux grands ouverts, le souffle coupé. Il vient de faire l'amour pour la première fois. Il n'est pas sûr que son rêve bien-aimé viendra le visiter cette nuit. Il se sent coupable. Et pourtant... si c'était à refaire, il ne changerait rien.

Il a rencontré cette femme lors d'une mission sur terre, comme il en a déjà connu tellement depuis qu'il a reçu ses armes de guerrier. Il était là pour purifier un lieu saint investi par une présence démoniaque, il a affronté les chiens de guerre aux yeux rouges, et il allait regagner son archipel, il tenait déjà son pendentif en faisant appel aux forces de la lumière pour le transporter dans son monde... quand elle avait tendu les bras vers lui.

Elle était au bas de la pente, entre les arbres rouges. Sa robe était déchirée. Elle avait dans son regard toute la détresse qui peut frapper l'humanité dans ses temps de chaos. Et il n'avait pas pu se résoudre à ignorer son appel. Il avait lâché son pendentif et avait descendu la pente, ses ailes déployées derrière lui, son épée de feu à la main. Elle semblait presque aussi effrayée par lui que par le danger qui la menaçait. Mais elle se jeta dans ses bras. Sa chaleur le rendit muet.

Elle était poursuivie par les villageois qui l'accusaient d'être une sorcière. Elle était magnifique et flamboyante. Elle n'avait nulle part où aller, pas un dollar en poche. La forêt était profonde ; impossible, tout à coup, de distinguer le ciel. Il accepta de l'escorter jusqu'à une ville décente, civilisée, ou une tribu indienne qui accepterait de l'adopter. Et cette nuit-là, ils s'étaient réfugiés dans une cabane de trappeur abandonnée, auprès de laquelle reposait un crâne humain rongé par les ours.

Et ils avaient fait l'amour. Il sentait bien que quelque chose s'était infléchi dans son âme. Il ne regagnerait pas l'archipel tant que cette femme serait en vie ; elle était désormais sa mission. Et il sentait que ses ailes étaient douloureuses. Demain, elles tomberaient. Il n'avait pas besoin de se présenter devant un tribunal de ses semblables pour savoir qu'il était banni. Ce n'était qu'une affaire de quelques années, une cinquantaine tout au plus ; il ne s'en inquiétait pas. Il gagnerait leur pardon.

Le rêve revint, mais cette fois, il fut différent. Au fil des années, l'être dans le miroir avait grandi avec lui, et ils se ressemblaient un peu moins, au point que Namaël commençait à se douter que ce n'était pas un simple reflet. C'était un autre homme. Il s'approcha du miroir et, comme à son habitude, tendit la main pour toucher la surface ; et l'univers pivota. Mais cette fois, c'était différent. Il n'était plus submergé sous la surface d'un lac gelé.

C'était l'autre homme qui était prisonnier sous la surface. Il le distinguait, une ombre voilée de bleu pâle et de veinules de givre. Il frappa contre la glace, mais impossible de la briser. Son coeur était serré et il espérait qu'il n'était pas en train de regarder périr sa conscience. Pour la première fois, il songea que son châtiment dépasserait peut-être l'étendue de sa patience.


III. Cosmas Elzear se réveilla en sursaut. Ses yeux étaient rouges. Le pendentif à son cou était mort et ne répondait plus depuis des années. A ses côtés, elle était toujours là. Sa femme. Raide et froide. Le mal qui l'avait dévorée pendant des semaines l'avait finalement emportée. Depuis qu'elle ne se nourrissait plus, il avait abandonné lui aussi cette activité, et il réalisait que cela ne suffirait pas pour la suivre. Il se redressa, promena le bout de ses doigts sur la peau grise, plongea une dernière fois son regard dans les prunelles vides, où les étoiles s'étaient éteintes... Et il se leva.

Il se regarda dans le miroir. Plus d'ailes dans son dos. Derrière lui, sur le lit aux draps noirs, le corps défunt formait avec le sien une croix d'une ironie mordante. Il était devenu un homme pour demeurer auprès d'elle ; ils parlaient d'avoir des enfants. Il avait choisi le prénom du premier : Kaël. Kaël ne naîtrait jamais.

En s'éloignant de la cabane en feu, il entendit les loups fureter dans les ombres. Peut-être la horde revenait-elle mettre fin à ses souffrances ? Mais il comprit bientôt ce qui les intéressait. Là-bas, au milieu d'un espace découvert, sous la lune, un cheval famélique cherchait sa route. Celui qui avait abandonné cette pauvre bête l'avait condamnée. Cosmas s'approcha et tendit la main pour lui flatter les flancs, examina son sabot boiteux et en retira une pierre. En reprenant sa route au long de la rivière, il emmena le cheval.

Il ne dormit pas pendant de longs mois. Il errait à travers l'Ouest sauvage, le cheval le portait sur les grandes plaines tel un fantôme vêtu de noir, et il se tenait à l'écart des humains. Mais son instinct le ramena auprès d'eux. Jamais cette population ne cessait de tendre les bras vers lui et d'appeler à l'aide ; jamais son coeur ne pouvait s'endurcir à leurs souffrances. Et désormais, dans ses rêves, il tombait contre la glace. Il tombait du ciel.

Il heurtait la surface qui éclatait en mille écharges de cristal, déchirant sa peau. Et il entrait en contact avec l'homme prisonnier. Il le heurtait en le libérant. Ils coulaient ensemble en direction du fond, opaque comme celui d'un encrier.

Et aujourd'hui encore, lorsqu'il estime avoir accompli sa mission quelque part, il remonte sur sa moto, rajuste sa bolo tie et disparaît au tournant de la route. Il est resté un chevalier et cette nuit encore, il entend les loups hurler.