Dihyana Tesandhar - Bend the knee

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- Elle nous a quitté, Majesté.

La salle se met à trembler subitement. Un à un, en un souffle, les genoux sont tombés. Ils se sont écrasés lourdement au sol, ont produit mille vibrations dans la pierre blanche millénaire, l'ont même fissurée. Dihyana ne s'en rend pas compte, son bouleversement est intérieur. La lame de son épée rougeoie à la lueur de la lune, pend lamentablement au bout de sa main.

- Elle s'est battue vaillamment jusqu'à la fin.

La lame vint trouver sa place dans son fourreau, la vampire l'avise un instant. Il est fort bien ouvragé, couvert de runes et d'un message prophétique qu'elle ne comprend pas très bien. Les messages prophétiques, elle n'y croit pas. Elle ne croit pas non plus au Destin, aux jolies choses et aux belles actions désintéressées. Elle ne croit pas au courage sans fin, ni à la vie après la mort. Elle connait la peur, elle s'est toujours sentie proche du Néant. Elle sait qu'il n'y a que le noir, que personne ne peut être vaillant là-bas.

- Quelle importance ?

Elle jette le fourreau sur son lit, rageusement. Elle se rappelle pourtant, elle se rappelle de ce qu'elle lui disait.
Attention, Dihya.
Attention.
Ne sois pas comme ça.
Réfléchis.
Réfléchis bien.
Un jour tu seras reine Dihya.
Elle lui disait ça quand elle faisait preuve d'un peu trop de caractère, de fougue, jeune vampire écervelée qui croyait à toutes ces idioties sur lesquelles elle crache aujourd'hui. Elle lui disait tout ça, et elle ne la croyait pas. La blonde se saisit du verre vermeil, merveille qu'on lui tend. Du sang, du sang brillant. Du sang de loup. Du sang frais, celui qu'ils ont fait coulé. Ils les ont repoussés ce soir, de justesse cependant. Ils gagnent du terrain sur le leur, un jour ils les feront tomber. Encore. Elle ne s'était jamais imaginée reine, Dihyana. Sa mère était immortelle.

- Laissez moi.

Ses lèvres glacées enlacent le liquide encore chaud, il coule le long de sa gorge, de sa trachée, vient entourer son cœur d'un puissant étau, d'un sentiment de victoire. Elle sent ses sens s'enflammer alors que ses canines frétillent gaiement. Du sang de loup. Elle se donnera corps et âme pour pouvoir s'y baigner, pour en avoir jusqu'à plus soif, pour se sentir assouvie de vengeance. Ses entrailles se tordent douloureusement, la peine devient viscérale. Elle déglutit patiemment, vide la coupe d'une traite et l'envoie se briser sur le mur. Le bronze ricoche sur le marbre, déformé, témoin d'une rage qui n'est pas prête d'être apaisée. Elle sent encore leur présence derrière elle. Elle hurle, laissez moi. Laissez moi mourir, laissez moi partir, laissez moi seule avec elle, laissez moi.
Elle hurle pour la dernière fois.


- Des menaces d'en haut ne l'ébranlèrent pas. L'obstacle exaspéra l'ardeur de son génie.

Elle soupire, Dihyana. Du haut de son petit, tout petit centenaire. Elle soupire la tête dans les coussins, en regardant ce vieux plafond sculpté. C'est fou tout l'intérêt qu'on peut trouver dans un plafond quand ce qu'il se passe autour de lui n'est pas intéressant. C'est fou comme on trouve de l'harmonie dans les courbures de la pierre, dans ses moulures, dans ses fissures, ses imperfections, son charme froid et quelque peu rassurant.

- Fier de forcer l'accès de la sphère infinie, des portes du mystère il perça l'épaisseur et dépassant de loin par un élan vainqueur les murailles de flamme et les voûtes d'étoiles, sa pensée embrassa l'immensité sans voil...

- Tu m'ennuies, tu sais ?

- J'ai commencé à le comprendre après ton vingt-neuvième soupir, je crois.

La gamine se redresse, ausculte sa sœur du regard, d'un œil vif, avisé. Elle se dit souvent qu'elle ferait une meilleure héritière. Elle est meilleure guerrière, elle est plus patiente, elle est plus jolie à bien des égards. Alors elle penche la tête un instant, hausse les épaules.

- C'est important Dihya. Mère veut que tu étudies les grands penseurs d'avant.

- Lucrèce m'ennuie.

- Tout t'ennuie en ce moment.

Elle se traîne jusqu'à la fenêtre, celle dissimulée par de lourds tissus dans la journée. Elle sait pourquoi. Elle en porte encore les marques, là, juste là sur son bras. L'astre lumière la rejette, elle qui aimerait tant l'aimer. Elle a essayé de l'approcher avant, elle a essayé. Elle se demande si Icare l'a regretté après avoir brûlé ses ailes.

- J'aimerais parcourir le monde.

Sa sœur s'approche, vient doucement tapoter son épaule. Elle embrasse le haut de son crâne, tout couvert d'étoiles.

- Ce sont là des rêves idiots de petite fille gâtée.

Ça pourrait faire mal, mais c'est dit si doucement, si gentiment, si calmement. Ça ne parait pas méchant, seulement cruellement vrai. Peut-être, mais ce sont les miens, qu'elle a envie de répondre. Elle ne le fait pas, n'ose pas.

- Un jour tu seras reine. Tu dois te comporter comme telle.

Dihyana lève les yeux vers cette grande silhouette pâle, majestueuse, insidieuse. Elle se demande alors, elle se le demande sincèrement.
Pourquoi pas elle ?
Pourquoi pas toi ?
Pourquoi moi ?


La chaleur. La chaleur, ça la fascine. Celle des corps entremêlés, celle d'un souffle sur un poignet, celle d'un regard enflammé. Elle qui n'est que glace et poison, la chaleur ça la fascine. Elle se dit souvent que ça pourrait guérir toute ses blessures si elle s'y plongeait corps et âme. Si elle s'y noyait une bonne fois pour toute, si elle s'y perdait de temps. Elle a cru devenir folle en frôlant la terre humide de la Nouvelle-Orléans. Elle y a vu tant de couleurs, tant de bonheur.

- Lâche-le.

Elle n'obéit pas, ses canines plantées profondément dans les veines d'un malheureux. Elle s'abreuve de ce sang chaud, ce sang qui lui est interdit, refusé, dont elle est indigne. Elle s'en abreuve avec plaisir, se laisse bercer par les notes du piano, par la chaleur d'un corps qui s'abandonne complètement, qui perd le contrôle. Il y a du charme dans le fait de perdre le contrôle l'espace de quelques semaines, quelques mois peut-être. Elle sait ce que la présence de son aînée signifie ici. La récréation est finie.

- La reine veut te voir, et tu n'as rien à faire ici.

C'est peut-être vrai oui, mais elle avait envie de plus Dihya. Plus que les murs froids de Kalmaat, plus que la promesse d'un avenir barbant. Elle s'assagirait, que sa mère se disait. Elle deviendrait responsable, digne de la couronne, digne de son rang.

Preuve en est, elle s'est gentiment laissée raccompagner.


Elle s'est approchée du lit de l'immortelle, calmement. Encore enivrée par le sang canin, elle s'est approchée du lit où dormait sa mère, avant. Quelque chose d'horrible, de terrible, de glaçant s'en dégageait. L'odeur pure, l'essence même de la mort et de la souffrance. Elle l'a souvent déçue, sa mère. Elle a rendu ses cheveux encore plus blancs qu'avant. Ses traits sont déformés par la douleur, l'agonie. Dihyana passe ses doigts dans les fils d'argents, les promène le long de son nez, de ses pommettes. Elle veut mémoriser ses traits.

- Je ferai de mon mieux.

Doucement, elle se penche et embrasse ses paupières closes. Elle ne pleure pas, pas cette fois. Elle ne pleurerait plus désormais, elle n'en a plus le droit. Pour rien. Elle doit être digne cette fois, elle n'a pas le choix.

- Je réussirai, même.

Ou du moins elle se battra. Au moins, elle combattra.

- Vous serez fière, vous verrez.

Puisqu'elle ne cherche que ça, au fond. La rendre fière, être à la hauteur. Elle en doute encore elle-même, mais saura se rassurer, saura s'en persuader. Elle a encore beaucoup à apprendre Dihyana. Elle souffrira de son absence.

- Et je vous vengerai.

Qu'elle lui glisse à l'oreille, comme une terrible promesse. Elle les décimerait tous, un à un, poil par poil. Elle les aurait tous. La vampire se redresse, observe une dernière fois ce visage, profite d'être seule avec elle. Seule, sans même le lourd fardeau qui l'accompagnait. Complètement seule, complètement libérée. Elles n'étaient pas proches, toutes les deux. Elles étaient deux faces d'une même pièce, gravitant l'une autour de l'autre sans jamais réellement se croiser. Elle était cette reine intouchable, le modèle inatteignable. La voir là avait brisé quelque chose en elle, l'avait profondément changée.

- Adieu, Mère.

Elle n'a jamais su pourquoi son cœur éteint avait saigné, pourquoi elle avait cessé d'espérer.