le chagrin du roi mort

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Retourner à la poussière.

Dans les cris, elle se révèle. Abra a un don pour se faire oublier, ni reine ni déesse, esprit somnolent qui règne au sein d’une lignée de grands hommes, elle se manifeste pour annoncer leur trépas, qu’il soit attendu ou pas. Le reste du temps, Abra oscille entre la terre ferme – où s'entassent les mortels, ses véritables maîtres, qu’elle le veuille ou non et l’au-delà ou l’en-dessous, selon les croyances. L’endroit et l’envers, le miroir d’ambre, la cacophonie, les banshees ne manquent pas de sobriquets pour désigner cet endroit sans murs ni limites, où des doigts arachnéens entassent toutes les secondes créatures et humains, dans une sorte de marée noire qui ne semble jamais déborder tant la prison est en dehors de tout. La Mort est intouchable. Il y a ceux sur qui elle n’a aucun pouvoir, bien entendu, mais nul ne peut pénétrer son antre sans son consentement.

La Mort les a crachées, refoulées, léchées comme une chatte nettoie ses petits. La Mort prend mais il y a ceux qui ont droit à plus d’égard que d’autre : les lignées de gens importants, semble t-il. Gardienne de leurs souvenirs et de leurs aïeuls, guide dans les instants les plus sombres. Pendant longtemps, il y a eu cette fonction primitive qui la guidait – le message, le message, le message. Esprit souvent maudit puis invoqué, grandes femmes qui souhaitent entendre une dernière fois le rire saccadé d’un bébé parti trop tôt, dans sa miséricorde, Abra le leur accordait.

Servante à l’encéphale trépané, à la volonté amputée.
Pas vraiment une esclave ou une marionnette : Abra ne rêvait de rien d'autre.

La Chute

Peu de temps après le Déclin, quelque chose de curieux s'est produit. Changement infime au sein de la petite communauté quasi incestueuse des banshees, toutes filles d'une même matriarche négligente. Cela s'est fait tellement discrètement que les premiers temps, Abra n'a rien remarqué de nouveau. Mais au fil du temps, une sorte de volonté a pris forme au sein de ses pensées les plus intimes. Trop gênée pour en parler à ses sœurs, Abra a du faire face seule à l'apparition de ses premiers désirs : parfois maternels, parfois sexuels, parfois monétaires et de temps à autres, elle rêvait de pouvoir. Observait la main mise qu'elle avait sur des lignées entières, fantasmait la façon dont ses sœurs et elle pourraient façonner des dynasties humaines sur l'autel de leurs désirs stériles.

C'est ainsi que les banshees ont délaissé leur mission initiale - l'entité mortuaire s'étant calfeutrée les dieux seuls savaient où et n'étant plus que représentée par des déités à l'hybris qui les détournait de leurs instincts monarques, l'entreprise n'en était que plus facile. Il est difficile de qualifier l'organisation qu'elles mirent en place : une sorte de sororité, de syndicat, dont le but était de préserver les lignées humaines et surnaturelles les plus puissantes, s'immiscer dans leur intimité en tant que conseillère et préserver leurs vies en envoyer le destin se fracasser à la manière d'une vague qui s'effondre avant que naisse l'écume.


Devenir soi-même poussière

Il faut peu de sorcières pour terrasser une banshee. Surtout lorsque la dynastie de celle-ci vient de s'éteindre brutalement, dans un accident qu'elle avait omis de prédire. Abra se sentait nue, pourtant habillée d'un simple linceul, observant, impuissante, les flammes qui venaient lécher l'étage supérieur de la maison. EN son sein, la matriarche et ses deux enfants hurlaient à la mort. Elle ne pouvait rien faire et observait sa propre silhouette se désagréger lentement, poussière d'outre-tombe se mêlant aux cendres dans un fiasco répugnant.

Elle s'était fait des ennemis et elle le savait, ce serait le moment où ils attendraient pour frapper. Sa simple disparition ne serait jamais suffisamment satisfaisante pour ses pathétiques créatures aux désirs vains. Ils souhaitaient sa souffrance - qu'elle s'agenouille devant leur couvent de femelles hérétiques et les supplie de la renvoyer en enfer. Elle ne sentit pas le sort la frapper de plein fouet - sans doute avait-il été jeté plusieurs mois auparavant, mais à la manière d'un cancer, l'avait rongée jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment faible pour y succomber. Cependant, elle sentit sa puissance déjà branlante l'abandonner, couler d'elle, d'une façon étrange, elle se retrouvait à utiliser des termes physiques pour décrire les sensations qui l'envahissaient, elle, Abra l'éthérée.

Elle a le réflexe inné de s'emparer du corps d'un domestique qui passait par là : vire l'âme faible de son réceptacle sans grande pitié, obnubilée par sa propre survie. C'est ainsi qu'Abra se retrouva à voler des corps humains, pour survivre. Habituellement, elle ne s'encombrait pas d'eux plus de quelques années : elle était déjà malingre et le vieillissement prématurée de ces pantins malmenait son ego nouveau. Néanmoins, il y a une cinquantaine d'années, attirée par le tumulte provoquée par l’œil du cyclone que renfermait la Nouvelle-Orléans, elle se retrouva à s'installer dans la silhouette de Debra Lewis, une jeune femme afro-américaine de vingt ans. Abra fut bien forcée de constater que la vie en tant que femme noire aux Etats-Unis s'avérait souvent injuste et, malgré sa fierté naturelle - elle venait du ciel alors que ces gens étaient à peine conscients des immensités au-dessus de leur tête - se retrouva à ravaler sa salive plus d'une fois.

La lutte pour rester maîtresse du corps de Debra fut féroce. Abra arrivait du bout du chemin, semblait-il. Et elle avait choisi un gros morceau, cette fois-ci. Debra était un mélange d'impulsivité et de détermination, un véritable taureau psychique qui délogea Abra des commandes plus d'une fois. Au bout de quelques années cependant, la banshee reprit le contrôle et ce pour toujours, alors que l'âme de Debra disparaissait, dans un endroit où Abra n'espérait jamais la revoir. La vie humaine, malgré ses difficultés, était reposante. Abra, ou plutôt le masque de Debra Lewis, eut des enfants, des amants. Son sacerdoce consistait en offrir une nouvelle dignité aux défunts; une manière détournée de continuer à servir celle qui l'avait crée. Lui envoyer des beautés plutôt que des corps exsangues et terrifiants, n'était-ce pas là le plus beau cadeau qu'une fille autrefois rebelle pouvait faire à sa mère adorée ?

Et à présent... Debra... Abra... est prête à s'endormir.